18 Novembre 2016
Paul Verlaine — Poèmes saturniens (1866)
Cauchemar
J'ai vu passer dans mon rêve
Tel l'ouragan sur la grève, –-
D'une main tenant un glaive
Et de l'autre un sablier,
Ce cavalier
Des ballades d'Allemagne
Qu'à travers ville et campagne,
Et du fleuve à la montagne,
Et des forêts au vallon,
Un étalon
Rouge-flamme et noir d'ébène,
Sans bride, ni mors, ni rêne,
Ni hop ! ni cravache, entraîne
Parmi des râlements sourds
Toujours ! toujours !
Un grand feutre à longue plume
Ombrait son oeil qui s'allume
Et s'éteint. Tel, dans la brume,
Éclate et meurt l'éclair bleu
D'une arme à feu.
Comme l'aile d'une orfraie
Qu'un subit orage effraie,
Par l'air que la neige raie,
Son manteau se soulevant
Claquait au vent,
Et montrait d'un air de gloire
Un torse d'ombre et d'ivoire,
Tandis que dans la nuit noire
Luisaient en des cris stridents
Trente-deux dents.
Théophile Gautier — Premières Poésies
Cauchemar
Bizoy quen ne consquaff a maru garu ne marnaff.
Jamais je ne dors que je ne meurs de mort amère.
Ancien proverbe breton.
Les goules de l’abyme,
Attendant leur victime,
Ont faim :
Leur ongle ardent s’allonge,
Leur dent en espoir ronge
Ton sein.
Avec ses nerfs rompus, une main écorchée,
Qui marche sans le corps dont elle est arrachée,
Crispe ses doigts crochus armés d’ongles de fer
Pour me saisir ; des feux pareils aux feux d’enfer
Se croisent devant moi ; dans l’ombre, des yeux fauves
Rayonnent ; des vautours, à cous rouges et chauves,
Battent mon front de l’aile en poussant des cris sourds ;
En vain pour me sauver je lève mes pieds lourds,
Des flots de plomb fondu subitement les baignent,
À des pointes d’acier ils se heurtent et saignent,
Meurtris et disloqués ; et mon dos cependant,
Ruisselant de sueur, frissonne au souffle ardent
De naseaux enflammés, de gueules haletantes :
Les voilà, les voilà ! dans mes chairs palpitantes
Je sens des becs d’oiseaux avides se plonger,
Fouiller profondément, jusqu’aux os me ronger,
Et puis des dents de loups et de serpents qui mordent
Comme une scie aiguë, et des pinces qui tordent ;
Ensuite le sol manque à mes pas chancelants :
Un gouffre me reçoit ; sur des rochers brûlants,
Sur des pics anguleux que la lune reflète,
Tremblant, je roule, roule, et j’arrive squelette.
Dans un marais de sang ; bientôt, spectres hideux,
Des morts au teint bleuâtre en sortent deux à deux,
Et, se penchant vers moi, m’apprennent les mystères
Que le trépas révèle aux pâles feudataires
De son empire ; alors, étrange enchantement,
Ce qui fut moi s’envole, et passe lentement
À travers un brouillard couvrant les flèches grêles
D’une église gothique aux moresques dentelles.
Déchirant une proie enlevée au tombeau,
En me voyant venir, tout joyeux, un corbeau
Croasse, et, s’envolant aux steppes de l’Ukraine,
Par un pouvoir magique à sa suite m’entraîne,
Et j’aperçois bientôt, non loin d’un vieux manoir,
À l’angle d’un taillis, surgir un gibet noir
Soutenant un pendu ; d’effroyables sorcières
Dansent autour, et moi, de fureurs carnassières
Agité, je ressens un immense désir
De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir,
Avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte,
Son cœur demi-pourri dans sa poitrine ouverte.
Victor Hugo — Odes et Ballades
Le Cauchemar
Sur mon sein haletant, sur ma tête inclinée,
Ecoute, cette nuit il est venu s'asseoir ;
Posant sa main de plomb sur mon âme enchaînée,
Dans l'ombre il la montrait, comme une fleur fanée,
Aux spectres qui naissent le soir.
Ce monstre aux éléments prend vingt formes nouvelles :
Tantôt d'une eau dormante il lève son front bleu ;
Tantôt son rire éclate en rouges étincelles ;
Deux éclairs sont ses yeux, deux flammes sont ses ailes ;
Il vole sur un lac de feu !
Comme d'impurs miroirs des ténèbres mouvantes
Répètent son image en cercle autour de lui ;
Son front confus se perd dans des vapeurs vivantes ;
Il remplit le sommeil de vagues épouvantes,
Et laisse à l'âme un long ennui.
Vierge ! ton doux repos n'a point de noir mensonge.
La nuit d'un pas léger court sur ton front vermeil.
Jamais jusqu'à ton cœur un rêve affreux ne plonge ;
Et quand ton âme au ciel s'envole dans un songe,
Un ange garde ton sommeil.
avril 1822